QUATUOR DE JAZZ LIBRE DU QUÉBEC : POUR UNE ÉCOUTE ENGAGÉE
Eric Fillion (auteur de JAZZ LIBRE et la révolution québécoise)
« Les démarches mystérieuses, les moyens barbares du free jazz trouvent leur raison d’être dans cette provocation de l’auditeur, qui n’est pas seulement de choquer, mais de provoquer précisément chez lui une prise de conscience, voire une crise. » C’est ce qu’expliquent les membres de Quatuor de jazz libre du Québec – ou Jazz libre, pour faire court – sur un tract qu’ils distribuent à l’Amorce au début des années 1970. Ce qu’ils proposent n’est rien de moins qu’une transformation globale de la société québécoise ; un processus qui passe par la quête de nouveaux modes de communication, d’organisation et de participation. Nous le verrons, l’improvisation collective en musique est, pour eux, porteuse d’une utopie émancipatrice.
L’Amorce est la dernière d’une série d’initiatives lancées par Jazz libre pour démocratiser l’accès à la culture et promouvoir son projet d’un Québec libre et socialiste. Cette « boîte expérimentale » du Vieux-Montréal est le lieu où le groupe consolide sa démarche musicopolitique à partir de l’automne 1972. C’est là aussi qu’il effectue avec le plus d’éloquence la synthèse des recherches musicales qu’il a entreprises plusieurs années auparavant.
Fondé à Montréal en 1967, Jazz libre souhaite d’abord transformer le paysage musical du Québec en s’inspirant du free jazz de musiciens afro-étatsuniens de passage dans la métropole, entre autres, Albert Ayler, Sonny Murray et Noah Howard. Les membres fondateurs de Jazz libre – Jean Préfontaine (saxophone et flûte), Guy Thouin (batterie), Yves Charbonneau (trompette) et Maurice Richard (contrebasse et basse électrique) – y entendent un gage de modernité et l’équivalence sonore d’une révolte créatrice déjà amorcée dans le milieu des arts visuels au Québec. Ils s’approprient alors le free jazz afin de renouveler leur pratique musicale et de se libérer des cadres que leur impose l’industrie du disque et du spectacle.
À ses débuts, Jazz libre prête main-forte à d’autres artistes intrépides animés par le désir de créer une nouvelle culture pouvant traduire l’appartenance de la nation québécoise tant à l’Amérique qu’au monde francophone. Il accompagne Robert Charlebois et ses complices sur disque et sur scène, y compris lors des nombreuses moutures de l’Osstidcho, puis se joint à l’Infonie aux côtés de Raôul Duguay et Walter Boudreau. Le groupe dévie quelque peu de la trajectoire qu’il s’est fixée durant les deux années que durent ces collaborations (du printemps 1968 au printemps 1970), mais il n’abandonne pas pour autant ses efforts pour promouvoir le free jazz et étendre sa portée.
La musique de Jazz libre est en phase avec les changements qui s’opèrent au Québec à la fin des années 1960. Le « Maître chez nous », avec lequel s’ouvre la décennie, propulse la province et sa majorité francophone vers l’avant grâce à une panoplie de réformes étatiques visant la modernisation et la laïcisation de la société québécoise. Cette Révolution tranquille assure aux « Canadiens français » une plus grande mainmise sur leur avenir économique tout en leur trouvant une place de plus en plus importante au sein de la Confédération canadienne et dans le monde. Les artistes ne restent pas impassibles face à ces changements. C’est l’heure des prises de parole et des luttes créatives pour repenser le rôle de la culture dans la sphère publique.
Alors que certains trouvent leur compte dans le programme réformiste de l’État, d’autres s’impatientent. La gauche indépendantiste n’y voit qu’un changement dans la répartition du pouvoir entre les classes dominantes. Selon elle, les « Canadiens français » sont une nation colonisée que l’on doit libérer du joug anglo-saxon. De l’animation culturelle, plusieurs passent à l’animation politique afin de préparer l’avènement d’un Québec français, libre et socialiste. Les militants du Front de libération du Québec (FLQ) s’y affairent à coups de bombes et d’enlèvements. Les intellectuels de la revue Parti pris y vont au moyen d’articles et de manifestes. D’autres lancent des films, récitent des poèmes ou rédigent des ouvrages polémiques ; parmi ceux-ci, Nègres blancs d’Amérique : autobiographie précoce d’un « terroriste » québécois de Pierre Vallières.
Quant à Jazz libre, il se lance dans l’agitation-propagande avec son free jazz. Comme l’explique Charbonneau : « Avant d’être musicien, je suis révolutionnaire. Au lieu d’avoir une mitraillette, j’ai une trompette. Aux autres, je prêche la liberté en disant : jouez libre, vous aussi. » Le groupe privilégie ainsi une écoute – et une pratique – engagée de cette musique en l’associant aux luttes anti-impérialistes et anticapitalistes menées par la diaspora d’origine africaine aux États-Unis. Sa « musique-action » est toute désignée pour être le symbole sonore de la gauche révolutionnaire au Québec puisqu’elle s’appuie sur une démarche d’animation par laquelle les participants doivent prendre conscience de leur capacité d’agir pour ensuite se libérer individuellement et collectivement.
Indépendantistes de gauche, Charbonneau et Préfontaine entraînent leurs confrères vers l’animation musicopolitique par l’intermédiaire du « concert-forum ». La formule est simple : en premier, le groupe initie le public au free jazz en proposant de courtes improvisations suivies d’explications portant sur l’histoire de cette musique ; la seconde partie prend la forme d’une causerie ; finalement, la soirée se termine avec une séance d’improvisation à laquelle le public est convié. Jazz libre souhaite faire de sa musique-action un véritable outil de désaliénation. Ses improvisations libres et collectives se veulent inclusives et mobilisatrices tout en mettant de l’avant l’écoute, la collaboration, l’autocritique et le goût du risque.
En 1972, le groupe va à la rencontre de travailleurs et d’étudiants grâce à un financement octroyé par le Programme des initiatives locales (PIL). Pendant une dizaine de mois, il donne des concerts-forums dans les quartiers « culturellement défavorisés » de la métropole et en région (de Marieville à Drummondville en passant par le Café-Bec dans l’est de Montréal). Préfontaine et ses confrères en profitent pour mener une enquête sociologique sur les habitudes de consommation culturelle de leurs nombreux publics. Ils établissent aussi une sorte de résidence non officielle à la Casanous, « boîte overground » issue de la mythique Association espagnole, où convergent artistes et intellectuels de gauche ainsi que leurs homologues apolitiques de la mouvance contre-culturelle.
Non seulement le PIL permet-il à Jazz libre d’étendre la portée de sa musique-action, il lui donne aussi les moyens de recruter de nouveaux musiciens à la suite des départs de Thouin et Richard. Jean Martineau (basse électrique et guitare), Tristan Honsinger (violoncelle) et Jean-Guy Poirier (batterie) se rangent aux côtés de Préfontaine et Charbonneau au tournant de l’année 1972. D’autres prendront leur place durant – et au lendemain – de cette tournée de concerts-forums : les batteurs Patrice Beckerich et Mathieu Léger ainsi que les contrebassistes Jacques Beaudoin et Yves Bouliane (Richard réintègrera le groupe à l’automne 1973). Préfontaine et Charbonneau en profitent aussi pour renouer avec de vieux complices, notamment le saxophoniste Gaby Johnston.
Le groupe s’associe finalement au peintre-vidéaste Pierre Monat. Intitulé Y’a du dehors dedans, son vidéogramme propose une synthèse audiovisuelle de la tournée PIL en s’inspirant du cinéma expérimental et de la forme documentaire. Jazz libre donne plusieurs concerts-forums les soirs de projection au Vidéographe. Il capte le tout sur bandes magnétiques, comme il le fait déjà depuis plusieurs mois. L’enregistrement de performances et de discussions avec le public est partie intégrante de la pratique autocritique du groupe. En plus de cela, cette démarche assure une certaine pérennité à sa musique-action.
À vrai dire, ces rencontres sont l’occasion de promouvoir la commune socialiste Petit Québec libre. Fondée l’année précédente, au lendemain de la Colonie artistique de Val-David, cette initiative se veut le point de convergence des groupes d’opposition au pouvoir. Préfontaine et Charbonneau y mettent au point leur démarche d’animation en misant davantage sur la formation politique. Ils y reçoivent des Black Panthers et des membres du Weather Underground tout en invitant la jeunesse contre-culturelle et les familles ouvrières du Québec à venir profiter de leur terrain de camping et de leurs activités culturelles. Tout est gratuit et largement improvisé ; c’est « l’opération fuck la piasse ». Les forces de l’ordre ont inévitablement les yeux tournés vers la commune, d’autant plus qu’elle est située sur une ferme ayant auparavant servi de repaire à des membres du FLQ. Elles incendient d’ailleurs un des bâtiments afin de ralentir les communards et semer la pagaille entre eux. C’est du moins ce que conclut la Commission d’enquête sur des opérations policières en territoire québécois en 1977.
C’est à la suite de ces évènements que Jazz libre choisit de rentrer à Montréal et d’utiliser une partie du financement octroyé par le PIL pour fonder l’Amorce et renouveler son réseau. « Nous œuvrons à la recherche, à l’expérimentation et à la présentation d’une nouvelle culture québécoise, anti-capitaliste et populaire – tout en se débarrassant de la contradiction patron-employé […], musiciens ou artistes jouant aux singes savants », précise Charbonneau. Il n’y a pas de scène à l’Amorce. Les musiciens jouent au même niveau que le public et invitent les gens à participer ou à se mettre au centre des performances. L’utilisation d’un système de haut-parleurs en quadriphonie facilite cette reconfiguration du rapport spectateur-performeur. Elle vise en quelque sorte à amplifier le processus de libération que Jazz libre tente de faciliter par l’improvisation collective en musique.
Comme l’explique Préfontaine : « Certains auditeurs, particulièrement anxieux, ont peine à supporter certaines séquences où s’exprime[nt] la révolte et l’angoisse de vivre parce que justement ils trouvent ces parties trop angoissantes pour être supportables. Mais la majorité des gens qui nous ont écoutés […] manifestent un enthousiasme sans borne devant cette musique libre. Ils se sentent libérés. Ils participent de la communion qui règne entre les musiciens et qui se répand bientôt dans tout l’auditoire. Et tous se sentent transportés par le grand vent de liberté qui souffle présentement sur le Québec. »
Les enregistrements reproduits ici, dans le coffret Musique-politique – Anthologie 1971/1974, témoignent du travail accompli durant une période déterminante de l’histoire du groupe. C’est une histoire qui recoupe celles de la gauche indépendantiste et de la jeunesse contre-culturelle. C’est aussi un moment clé dans la constitution d’une communauté d’artistes qui feront du Québec une plaque tournante des musiques improvisées. L’Amorce succombera, elle aussi, à l’attaque d’un pyromane dans la nuit du 24 au 25 juin 1974. Le groupe Jazz libre s’éteindra peu de temps après. Sa musique, elle, résonnera au-delà des décombres pour nous rappeler de tendre l’oreille et de rester engagés.